A l’occasion de la sortie du coffret 4 CD “The Legendary Live Tapes : 1978-1981” sur Columbia Legacy, le site qui aime les mêmes musiques que vous reçoit deux invités de marque pour évoquer Weather Report : Daniel Yvinec et Michel Benita.
Début 2015, au moment où nous bouclions le numéro de Jazz Magazine consacré à Jaco Pastorius, le batteur Peter Erskine nous avait rassuré quant à la parution imminente du coffret 4 CD qu’il était en train de préparer pour Columbia Legacy : vingt-huit inédits live du groupe dont il fut le batteur de 1978 à 1982, sélectionnés avec amour (forcément) et en collaboration avec le fils de Joe Zawinul, Tony. Quelques mois plus tard, voilà donc enfin les “The Legendary Live Tapes : 1978-1981” promises. Deux CD sont consacrés au quartette Joe Zawinul / Wayne Shorter / Jaco Pastorius / Peter Erskine, deux autres au quintette – les mêmes, plus Robert Thomas, Jr. aux percussions. L’objet-disque est superbe : un digipack quatre volets qui s’ouvre en accordéon, un livret de 32 pages (photos rares, texte de Peter Erskine, qui s’affirme une fois de plus comme un conteur sans pareil). Le son, quoique brut de décoffrage, est excellent.
De 1971 à 1986, la géométrie n’a jamais cessé d’être variable autour du duo Zawinul/Shorter, mais les années 1978/1981 sont sans doute celles qui sont le plus solidement ancrées dans les mémoires. Voilà pourquoi, outre la qualité exceptionnelle de la musique qu’il contient, le coffret “The Legendary Live Tapes : 1978-1981” s’impose comme ajout essentiel à la discographie de Weather Report. Mais place, donc, à nos deux contributeurs invités…
« UNE DENSITÉ PRESQUE MYSTIQUE »
Par Daniel Yvinec
Bassiste, producteur et ancien directeur artistique de l’Onj, Daniel Yvinec a écouté “The Legendary Live Tapes : 1978-1981”. « Immense bonheur physique que de me retrouver face à ces cinq gaillards au sommet de leur inspiration », dit-il notamment.
Cela faisait un bail que je n’avais pas réécouté Weather Report, je me promets régulièrement de le faire mais il y a toujours une bonne excuse, un sanglier sur le feu, un menhir à livrer, l’intégrale de Wagner à revoir, une étude exhaustive de l’œuvre de Jean-Sébastien Bach à peaufiner, une histoire de la Northern Soul à rédiger, que sais-je encore… De fâcherie aucune bien sûr, mais simplement très certainement , ce que l’on aime appeler les “circonstances”… Et puis c’est une musique qui me happe, on n’a pas toujours la place pour ça… Tout est affaire de balance et de contraste. Il y a quelque chose de presque religieux dans cette musique, une intensité, une densité presque mystique. J’ai dû traverser une phase d’athéisme, tout simplement.
Et me voilà replongé dans “The Legendary Live Tapes : 1978-1981”, plus de 230 minutes de musique, 28 titres furieux d’un groupe (on est heureux d’écrire ce mot au rayon jazz) au sommet de sa forme, capté (très bien) entre 1978 et 1981. Et l’on est balayé par la vague, saisi par l’énergie, l’osmose et l’invention sans limite d’un orchestre qui emporte tout sur son passage et nous fait croire à nouveau que la musique créative peut envahir les stades et faire se lever les foules .
J’ai une histoire d’amour un peu houleuse avec ces gars- là… Trop fasciné par Jaco Pastorius, un de mes professeurs (à son insu), j’en ai eu comme presque peur pendant quelque temps, et puis le rejet non dit. Le respect est resté bien sûr, il fallait s’éloigner, Personne ne jouera plus de la basse ainsi. Je ne parvenais plus, peut-être par l’effet seconde main du club des imitateurs (il faut bien apprendre d’un façon ou d’une autre), à comprendre la place que prenait la basse dans cette musique. Je me suis parfois surpris à être incapable de chanter le solo de Wayne Shorter dont j’avais sué sang et haut pour jouer avec le disque, note pour note “l’accompagnement” – un mot ici peu adapté – de son Jaco de bassiste. Tellement génial, tellement créatif, mais comme un piège dans lequel on tombe avant d’atteindre atteindre la rive, un redoutable miroir aux alouettes, enfin pour moi en tous cas …
Cette conception me perdait en route, je n’y voyais plus la magie du contrepoint que j’aime tant chez Gerry Mulligan, Duke Ellington, Bach, Miles Davis et dans tant de quatuors à cordes que je chéri.
Miles, parlons-en justement, le sens du casting, on l’a souvent évoqué, peut-être le plus grand metteur en scène du jazz. Lui a toujours cherché l’équilibre, les reliefs, la rythmique qui met en valeur. “Le Prince des Ténèbres” a toujours raccompagné auprès du radiateur ceux qui faisaient trop de vagues, on se demande ce qui se serait passé entre lui et Jaco, intéressant sujet de thèse, peut-être se sont-ils rencontrés, je n’ai pas relu mes notes …
Le temps passant, les tempes commençant à prendre les reflets de la maturité (?), on comprend qu’être le meilleur bassiste du monde n’est pas une priorité et surtout une possible impasse, on regarde la musique un pas en arrière, toujours avec autant de passion mais avec d’autres désirs, on choisit mieux sa place sur le terrain, on apprend pourquoi l’on est fait, on peaufine son amour des contrastes, de l’éclairage des uns par la lumière des autres (lorsque l’on est amené à produire des disques, à assembler des groupes, c’est ce que l’on recherche). Aujourd’hui, finalement je pense à peu près la même chose (tout ça pour ça ?), la formation avec Alphonson Johnson me donne plus de lumière, j’y retrouve la liberté de Joe Zawinul et de Shorter plus vibrante, j’y entends leur complicité avec plus d’émotion encore.
Mais quel choc, quel immense bonheur physique que de me retrouver face à Joe Zawinul, Wayne Shorter, Jaco Pastorius, Peter Erskine et Bobby Thomas, Jr., cinq gaillards au sommet de leur inspiration, dans un élan créatif qui mêle avec un sens rare de l’équilibre corps et âme, inspiration, expiration, énergie brute et stupéfiante intériorité. Je ne vois aucun autre groupe dans l’histoire du jazz qui a sû trouver cet équilibre, il faudra chercher plutôt du côté du rock, d’une forme de balance folle entre l’individuel et le collectif, la performance et l’expression d’une infinie profondeur. • Daniel Yvinec
« UN RÊVE DE MUSIQUE TOTALE »
Par Michel Benita
En voyant Weather Report aux Arène de Nîmes en juillet 1978, le contrebassiste Michel Benita réalisait son « rêve de musique totale » : Joe Zawinul, Wayne Shorter, Jaco Pastorius et Peter Erskine étaient là, devant lui.
Pour la bande de fanatiques de Jaco Pastorius que nous étions depuis 1976, date de sortie de “Black Market”, ce concert était l’événement de l’année. Pourtant, tout commença (très) mal, dans un suspens qui allait tenir 5000 spectateurs en haleine pendant presque trois heures, la pluie menaçant à chaque instant de s’abattre en trombes. Allaient-ils jouer ? Le batteur étiqueté avant-garde Jacques Thollot, ex-compagnon de route de Don Cherry, était programmé ce soir-là en première partie. On ne peut imaginer plus étrange cohabitation, mais au moins, en ce temps-là et particulièrement avec le prestigieux et regretté Festival de Nîmes, les programmateurs prenaient des risques. Le retard était déjà considérable quand Guy Laborit, directeur du festival, annonça au public l’annulation de la première partie, à la demande du management de Weather Report. Il s’agissait de donner suffisamment de temps à la luxueuse machine de se mettre en route. Ce n’est pas une bronca (typique des ces années irrévérencieuses) qui se leva alors sur des Arènes déjà dans la pénombre et plombées par un ciel de plus en plus noir, mais une véritable tempête de hurlements et d’insultes, où une partie conséquente du public, formé aux courses de taureau prisées dans la région, avait décidé “à la française” de prendre partie pour Thollot, le perdant de la soirée. On prendrait connaissance dès le lendemain de l’étendue du psychodrame qui s’était joué backstage, quand on put lire in extenso, sur un panneau placé à l’entrée des arènes, le contrat-type de Weather Report, affiché là par l’équipe du festival. Selon elle, il était digne de celui des Rolling Stones. Sans doute, ces amoureux sincères et passionnés du jazz avaient-ils naïvement sous-estimé le statut de rock star auquel le groupe pouvait prétendre dans ses années fastes et, très certainement, les exigences liées aux contraintes d’une longue tournée à travers l’Europe. Quoiqu’il en soit, on savait désormais que le frigo de Weather Report était fastueusement rempli !
Mais déjà Joe Zawinul, Jaco Pastorius et Peter Erskine, tous juste sortis du bus de tournée et ignorants de la mini tragédie grecque qui s’est écrite à leur insu (1), font leur entrée sur scène, sur une ambiance de rue annonciatrice de “Black Market”. Un break de batterie d’une mesure et le trio se jette immédiatement dans la première partie du thème, propulsés par un Jaco survolté, jusqu’à l’intermède hard-rock et son riff en 7/4, déroulant le tapis rouge pour l’arrivée triomphale de Wayne Shorter, qui attaque la deuxième partie du thème au ténor. Je ne suis pas certain de l’ordre dans lesquels les hits tirés de l’album “Heavy Weather” se succèdent, mais le souvenir d’une version définitive de la ballade A Remark You Made, une fois la nuit tombée, me hante encore. À coup sûr l’une des plus belles compositions du XXe siècle, signée Zawinul, elle offre à Jaco Pastorius l’occasion d’affirmer ce style lyrique, si souvent (mal) imité, caractérisé par un glissando, rendu possible grâce à la célèbre Fender Jazz Bass fretless. La réduction du groupe à quatre individualités fortes, avec l’arrivée de Peter Erskine, compagnon rythmique idéal de Jaco, nous donne une musique à la fois concentrée et aérée. L’harmonie prime et la percussion ne nous manque pas ce soir-là, en une belle démonstration de l’inanité de l’étiquette “fusion” que les critiques s’obstinent à coller à Weather Report. C’est de la belle musique, inouïe au sens littéral, complètement originale et totalement ancrée dans le jazz (à la vitalité duquel Shorter et Zawinul ont largement contribué par le passé). Voici Birdland, le hit planétaire, dont le beat est devenu shuffle par la grâce juvénile de Peter, qui remet aussitôt dans sa poche la foule nîmoise indisciplinée. L’emblématique Teen Town (que probablement tous les bassistes du monde ont appris à jouer) s’est transformé, une fois le thème tout en virtuosité exposé, en un long crescendo ébouriffant d’énergie, animé par le soprano de Shorter et littéralement motorisé par le tandem rythmique basse-batterie. Les arènes explosent, je deviens quasi-hystérique. S’il fallait retenir une image de ce concert, je choisirais volontiers celle de Jaco Pastorius, s’envolant par-dessus son ampli Acoustic, surgissant tel un diable blanc, pour venir atterrir opportunément sur sa pédale Delay : un point d’orgue sublime au motif rythmique bidouillé qui tournait en boucle. De l’énergie rock au service d’une « pop instrumentale hautement improvisée » (2) jouée par de grands jazzmen. Mon rêve de musique totale était exaucé. • Michel Benita
(1) J’ai pu en avoir la confirmation en demandant à Peter Erskine, des années plus tard, s’il avait un quelconque souvenir de cette soirée. Je m’attendais à sa réponse : « Aucun souvenir. Ces tournées, c’était un bus, un hôtel, un concert et on recommence. On est dans quelle ville ?
(2) L’expression est de Michael League, le jeune leader du groupe Snarky Puppy. Je la trouve très pertinente.
À écouter
Weather Report : “The Lgendary Live Tapes : 1978-1981” (1 Coffret 4 CD Columbia Legacy)
Michel Benita & Ethics : “River Silver” (ECM, à paraître fin janvier)
Daniel Yvinec et Vincent Artaud sont actuellement en train de travailler sur un nouveau disque en duo…
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