La parution du coffret “The Atantic Years 1973-1978” de Billy Cobham permet non seulement de (re)découvrir la forêt d’albums cachée par l’arbre “Spectrum”, son meilleur disque, mais aussi une belle brochette d’accompagnateurs de renom. Vous avez dit jazz-rock ?
Depuis quelques années, les grands noms du rock ont pris l’habitude de rejouer sur scène leurs albums “cultes” en intégralité. Les musiciens de jazz sont plus portés vers les “Tribute To” –pour se faire accepter le jazz a souvent besoin de ne pas avoir l’air… trop jazz. En 2013, Billy Cobham est cependant reparti sur la route pour rejouer son premier disque, “Spectrum”, accompagné par Dean Brown à la guitare, Ric Fierabracci à la basse électrique et le talentueux claviériste Gary Husband, qu’on préfère malgré tout derrière les futs (mais la place était prise par son boss). “Spectrum 40 Live” (Creative Music Concepts) est un double live honorable, mais il manque de style, au point qu’on pourrait parfois penser qu’il s’agit d’un Tribute Band et non d’un quartette dirigé par le créateur du disque.
Quant au “Spectrum” original, il vient donc de ressortir dans “The Atantic Years 1973-1978”, chouette coffret où l’on retrouve les sept autres albums de Cobham enregistrés pour la firme créée par les frères Ertegün. Si “Spectrum” est le seul classic album certifié de cette somme, d’autres méritent qu’on s’y attarde longuement. Et je suis de ceux qui estiment que “Crosswinds”, “Live On Tour In Europe” et le méconnu “Life & Times” doivent être sérieusement reconsidérés. Car dans la discograhie pléthorique – et certes inégale – de Cobham, “Spectrum” est un peu l’arbre qui cache la forêt.
Pour en savoir (beaucoup, beaucoup) plus sur “Spectrum”, nous vous invitons à (re)lire le copieux article qui lui était consacré dans le n° 1 de votre bookzine favori, Muziq (c’est là). Les standards à foison (Stratus, Red Baron, Quadrant 4…), les soli d’anthologie du regretté Tommy Bolin, les improvisations géniales de Jan Hammer, la basse féline de Lee Sklar, les percussions de Ray Barretto… : “Spectrum” est un chef-d’œuvre qui méritait bien un article XL.
Passons donc directement à “Crosswinds”, paru en 1974. Au temps du 33-tours, toute la première face était occupée par l’ambitieuse suite Spanish Moss – A Sound Portrait. Elle commençait sous les auspices du groove capiteux avec le premier mouvement éponyme, Spanish Moss, qui nous familiarisait avec les sidemen de Cobham : les frères Brecker (Randy à la trompette, Michael au saxophone), Garnett Brown (trombone), John Abercrombie (guitare, sur le point d’enregistrer le formidable “Timeless” pour le label Allemand ECM, avec Jan Hammer et Jack DeJohnette), George Duke (claviers, qui n’allait pas tarder à laisser sa place à Andre Lewis au sein des Mothers Of Invention de Frank Zappa), John Williams (basse et contrebasse, avec lequel Cobham avait joué dans le quintette d’Horace Silver à la fin des années 1960) et Lee Pastora (percussions). Ponctuée par le souffle du vent, Spanish Moss – A Sound Portrait continuait avec le délicat Savannah The Serene, qui donnait l’occasion à Garnett Brown de nous faire goûter sa belle sonorité, puis avec Storm, le sacro-saint solo de batterie (pêché-mignon de Cobham) agrémenté de l’inévitable effet de phasing si tendance dans les seventies. En conclusion, la trompette électrifiée de Randy Brecker et la guitare fluide aux relents psychédéliques de John Abercromble squattaient la majeure partie de Flash Flood, galopade polyrythmique typique des années jazz-rock.
La seconde face commençait par un quasi standard signé Cobham, le très funky The Pleasant Pheasant. Les claviers en ébullition de George Duke et le sax ténor fiévreux de Michael Brecker en étaient les vedettes. Suivait l’atmosphérique Heather, autre standard “cobhamien”, qui rappelait un peu le sublime You Know, You Know du premier album du Mahavishnu Orchestra, “The Inner Mounting Flame” (propulsé comme chacun sait par Cobham et ses baguettes déguisées en marteaux des dieux). Michael Brecker tirait encore son épingle du jeu, sur fond de synthés planants pilotés par George Duke. Crosswind, enfin, concluait le deuxième 33-tours de Cobham en beautés groovy et en moins de quatre minutes, ce qui suffisait amplement à George Duke pour immortaliser un solo mémorable.
Flashback hip-hop : en 1991, dans Here Today, Gone Tomorrow, extrait de leur classique “Step In The Arena”, le duo Gang Starr avait samplé Crosswinds, tandis que les apôtres du trip-hop, Massive Attack, en avaient fait de même avec Stratus pour insuffler à Safe From Harm (la pépite de “Blue Lines”, leur premier cd) tout le groove nécessaire. Vous avez dit morceaux cultes ?
La même année que “Crosswinds” – on ne chômait pas dans les années 1970 ! –, Billy Cobham affirmait ses talents de compositeur, à mon avis très sous-estimés, en sortant “Total Eclipse”. Exit Garnett Brown, remplacé par l’Ex-Mother Of Invention Glenn Ferris, George Duke, remplacé par Milcho Leviev, John Williams, remplacé par Alex Blake, et Lee Pastora, remplacé selon les plages par David Earle Johnson, connu pour ses disques en duo avec Jan Hammer, ou Sue Evans, sidewoman historique du big band de Gil Evans. “Total Eclipse” commençait aussi par une longue suite, Solarization. Passé une ouverture électrisante et grandiloquente jouée sur les chapeaux de roue (John Abercrombie est dans le rouge), la pression retombe via un étonnant solo de piano signé Milcho Leviev, qui s’autorise quelques bouffées de jazz libertaire et une citation du Sacre de Printemps du grand Igor. Puis, sur un rythme funky et alangui, il puise de belles couleurs dans son Fender Rhodes. Ces brèves minutes de coolitude électrique sont vite balayées par un nouveau passage nerveux, Voyage, lui-même happé, in fine, par Solarization-Recapitulation, qui boucle la boucle.
Suit Lunarputians, hommage à peine déguisé à James Brown, avec lequel Billy Cobham avait enregistré en 1972 (écoutez King Heroin dans “There It Is”). La façon dont Glenn Ferris fait twister ses coulisses aurait certainement plu au Godfather Of Soul… Total Eclipse est un ton en-dessous, tandis que Bandits, manière de showcase dédié à Alex Blake, arrive malgré tout à surprendre par son mélange de boîte à rythmes et de batterie live.
Les choses sérieuses reprennent avec le jubilatoire Moon Germs, pas moins jamesbrownien, avec un je ne sais quoi de Kool & The Gang aussi. John Abercrombie en profite pour tricoter un chouette solo oua-ouaté. The Moon Ain’t Made Of Green Cheese est un duo piano-trompette qui sert d’introduction à Sea Of Tranquility, épopée jazz-funk atmosphérique (on jurerait que Cobham s’est inspiré de Gil Evans pour les arrangements de cuivres et de bois), qui permet aux solistes de s’épancher sans trop en rajouter. En conclusion, Last Frontier, l’inévitable solo de batterie du patron, qui fait viril étalage de son phrasé tourbillonnant, de ses roulements foudroyants, de sa souplesse de tigre et de sa frappe musculeuse à la Muhammad Ali. Les quelques notes finales de piano nous font à peine oublier ce déferlement surhumain… Certes, Billy Cobham était un batteur hors-normes.
Un disque live ? Attention, soli de battero, pardon, solos de batterie à prévoir ! Comme prévu, “Shabazz – Recorded Live In Europe”, enregistré l’année de la parution des deux albums studio évoqués plus haut et avec la même formation que dans “Total Eclipse”, commence par un déluge de tambours. Mais dans le long morceau-titre qui ouvre les festivités, Randy Brecker ne s’en laisse pas compter : sa trompette électrifiée résiste aux furieux assauts du leader. Le petit frère de Randy, Michael, en fait de même avec autant d’aplomb dans la version Revised, ou plutôt survitamined de Taurian Matador (dont la VO figure dans “Spectrum”). Dans une autre version Revised, de Red Baron cette fois, c’est au tour de Glenn Ferris et de John Abercrombie de monter sur le ring. Ils s’en sortent avec les honneurs en encaissant les coups de boutoirs des grosses caisses du boss et en se protégeant de ses breaks en forme d’avalanche. Tenth Pinn, en conclusion, est méchamment excessif, et reflète les excès du jazz-rock du début de la fin des années 1970. Faut-il vous préciser comment se termine le disque ? « Par un solo de batterie peut-être ?» On ne peut rien vous cacher.
Avec “A Funky Thide Of Sings” (1975) et son hallucinante pochette, Billy Cobham enfonce le clou du groove jazz-funk avec détermination. Pour preuve, Panhandler, sorte de BO d’un film blaxploitation imaginaire auréolé d’arrangements de cuivres qui piquent comme l’abeille. Suivent Sorcery, que Keith Jarrett avait composé pour Charles Lloyd (à écouter dans le live “Forest Flower”), A Funky Thide Of Sings (Cobham a toujours aimé les jeux de mots) et Thinking Of You. Toute l’ex-face A en fait, qui explore les mêmes ambiances urbaines – à quel moment le pimp en manteau de fourrure blanc va-t-il sortir de sa rutilante Cadillac rose métallisé ?
L’ex-face 2 commençait par le formidable Some Skunk Funk de Randy Brecker, dont les deux frangins donneront la version définive – sorry Billy… – deux ans plus tard dans “Heavy Metal Be-Bop”, featuring un autre monstre tentaculaire derrière les fûts, Terry Bozzio. Néanmoins, lil’ brother Michael souffle un solo de feu. Dans Light At The End Of The Tunnel, on adore l’incroyable roulement de Mister B.C. à 0’56”, mais aussi le solo griffé par le young cat à la guitare, John Scofield. En revanche, nous sommes prêts à vous signer une autorisation de zapper A Funky Kind Of Thing. Plus de neuf minutes de solo de … (Huit lettres, commence par b.) Moody Modes est plus intéressant, et met en valeur le bouillonnant Alex Blake.
“Life & Times” (1976) est un album bien plus convaincant et injustement méconnu – parce que, sans doute, resté trop longtemps introuvable. Comme pour les morceaux d’anthologie de “Spectrum”, Cobham revient à la formule commando : le quartette guitare, claviers, basse, batterie. Il distribue respectivement les rôles à John Scofield, l’as du manche qui monte, qui monte, Dawilli Conga (plus connu sous le nom de George Duke, ce que curieusement le livret du coffret oublie de rappeler) et Doug Rauch, ex-Santana (il joue sur “Caravanserai”, “Lotus”…) qui venait d’enregistrer avec un autre drum master, Lenny White (“Venusian Summer”). Avec cette formation resserrée, Cobham continue non seulement de signer des compositions de grande qualité, souvent plus subtiles qu’on ne l’imagine (Siesta, Song For A Friend), toujours nourries de funk (East Bay), volontiers épiques – mais point trop délayées : Life & Times, Natural High. On notera qu’Earthlings, signé John Scofield et basé sur l’un de ces shuffle grooves moulinés à deux grosses caisses dont B.C. avait le secret (écoutez aussi la ligne de basse de Rauch !), tentait de recapturer la magie du phénoménal Quadrant 4 qui ouvrait “Spectrum”. Avec succès ? Pas totalement, mais qu’importe : le plaisir est grand. Outre le solo de “Sco”, on adore les volutes cosmiques qui s’échappent des synthés de l’Oncle George.
Synthés de l’Oncle George qui sont encore les vedettes du seul et unique album du Billy Cobham – George Duke Band, “Live – On Tour In Europe”, gravé comme son titre l’indique sur notre vieux continent l’été 1976, principalement à Montreux – difficile de ne pas reconnaître en ouverture la voix si caratéristique de “Funky” Claude Nobs, le regretté créateur du festival le plus “muziqual” de tous les festivals. (Cela dit, nos amis parisiens, antibois, montpelliérains, bayonnais et viennois se souviennent peut-être du passage du BCGDB dans leur ville…) “Live – On Tour In Europe” est sans conteste l’un des meilleurs albums live de la brève histoire du jazz-rock. Parce qu’au profit du groove et de la mélodie, il est débarrassé de toutes les scories auto-complaisantes inhérentes au genre. Côté répertoire, chaque membre du groupe apporte sa pierre à l’édifice.
Trois compositions pour Billy Cobham : le très groovy Hip Pockets, le sympathique Sweet Wine et Frankenstein Goes To The Disco, sept minutes de… carton jaune ! « Et encore Monsieur Cobham, je suis clément en ne sortant que le jaune. Non Monsieur Cobham, ce n’est pas la peine de contester, vous savez très bien pourquoi je vous avertis… » [Vous l’aurez compris, monsieur l’arbitre, qui a toujours raison, estime que Billy Cobham s’est rendu coupable de jeu dangereux en gravant sur la cire son énième solo de batterie, NDR]
Une composition pour John Scofield, le guitariste au pantalon troué (c’est écrit au verso de la pochette) : Ivory Tattoo et sa mélodie angluleuse et syncopée à souhait, qui préfigure celles qu’il façonnera pour son futur boss, Miles Davis – avec lequel Billy Cobham a enregistré, faut-il le rappeler, quelques morceaux majeurs et un album génial, “Tribute To Jack Johnson”.
Une composition pour Alphonso Johnson, bassiste d’exception qui venait de quitter Weather Report pour céder sa place à un certain Jaco Pastorius : l’atmosphérique, intriguant et “rock-proguisant” Almustafa The Beloved, avec son intro overdubbée slammée par le soulman Jon Lucien.
Trois compositions pour George Duke enfin : Space Lady, saynète zappaïenne en forme de post-scriptum drôlatique à Inca Roads (extrait du chef-d’œuvre de Frank Zappa et de ses Mothers Of Invention, “One Size Fits All”). L’Oncle George arrive a camper un personnage en quelques notes hyper-expressives et révèle ses dons de stand up artist. Précieux butin ducal complété par le sexy-sensuel Do What Cha Wanna, qu’on jurerait extrait d’un de ses propres disques. Sans oublier le fort lyrique Juicy, boosté par les deux grosses caisses façon locomotive de Cobham. L’Oncle George y fait chanter ses synthés ; “Sco” et Alphonso Johnson ne sont pas en reste et signent des impros inspirées. (Ci-dessus à droite sur la photo : John Scofield, George Duke, Alphonso Johnson et Billy Cobham passent à table. A gauche : Johnson et Cobham en action.)
Steve Khan (guitare électrique), Don Grolnick (claviers), Ruth Underwood, Sheila et Pete Escovedo (percussions), Ernie Watts (saxophone ténor), Jimmy Owens (trompette), Dawilli Conga/George Duke, Alphonso Johnson, Michael Brecker, John Scofield… : malgré la présence d’excellent(e)s side(wo)men, l’ultime album Atlantic de Billy Cobham, “Inner Conflicts” (1978), paru un an après son premier pour Columbia, “Magic”, est gâché par des compositions médiocres. Résultat : aucun solo inspiré, tout ce beau monde donne l’impression de jouer en pilotage automatique. “Inner Conflicts” sonne comme une compilation de laissés pour compte issus de séances éparses. Bof bof.
Ainsi, “The Atantic Years 1973-1978” se termine de façon moins grandiose qu’il n’avait commencé, mais qu’importe : malgré des liner notes* rédigées par un farceur aveuglé par son sujet et manquant singulièrement de respect envers les accompagnateurs de Billy C. (il confond les deux grands John, Abercrombie et Scofield !), pas question de passer à côté de cette somme roborative de jazz en fusion. Chaque pochette est reproduite avec soin (recto/verso), et celle de “Spectrum” retrouve même sa forme gatefold d’origine, featuring l’impressionnnante photo du Maître derrière ses fameux fûts transparents.
Coffret “The Atantic Years 1973-1978” (8 CD Atlantic Rhino / Warner Music)
* Au lieu de laisser Pete Riley détailler de façon ennuyeuse et systématique les mesures composées de chaque titre (ou presque), pourquoi n’a-t-on pas tout simplement demandé à A. Scott Galloway d’adapter la fort détaillée story qu’il avait rédigée pour la double compilation parue en 2001, “Rudiments – The Billy Cobham Anthology” ? Pete Riley ne prend même pas le soin de préciser que parmi les quelques titres bonus du coffret, pour la plupart des outtakes ou des single versions, ceux qui figurent à la suite de “Life & Times” ont été enregistrés par Natural Essence, combo jazz-funk dont le batteur avait produit un 45-tours en 1974. Deux ans plus tard, Cobham produira le premier album de Pete & Sheila Escovedo, “Solo Two”, pour le label Fantasy. Il y jouait sous le pseudonyme d’Emanuel mais ça, c’est une autre histoire…
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