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Muziq Interview

Jon Batiste, connexion, communion, emotion

Nouveau disque, nouveau départ : Jon Batiste, le directeur musical du Late Show de David Colbert, était de passage à Paris pour présenter “Hollywood Africans”, au titre emprunté à Jean-Michel Basquiat.

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Muziq : vous êtes connu aux Etats-Unis [Jon Batiste dirige le groupe qui accompagne l’un des shows télévisés les plus connus aux Etats-Unis, le Late Show de Stephen Colbert, NDR], mais pas encore en France. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de Muziq ?
Jon Batiste Je m’appelle Jon Batiste, je suis né en Louisiane. Je suis musicien, chef d’orchestre, artiste, et je vis à New York.

“Hollywood Africans” : le titre de votre album est assez frappant…
J’étais à la recherche d’un titre qui colle bien à la musique, et je l’ai trouvé en étudiant un tableau de Jean-Michel Basquiat de 1983, titré Hollywood Africans. Ç’est une œuvre qui parle de toute cette lignée des grands entertainers afro-américains, dont il fait partie, et de l’oppression qu’ils ont dû subir. Il a mis en lien ses propres travaux avec ceux de ces gens-là pour leur rendre hommage, et c’est ce que je fais en reprenant ce titre pour mon disque : je rends hommage aux héros, à la musique, mais j’essaye aussi d’aller de l’avant.

Jean-Michel Baquiat, Hollywood Africans, 1983

Jean-Michel Baquiat, Hollywood Africans, 1983

Il se trouve qu’une exposition Basquiat est présentée en ce moment à la fondation Louis Vuitton. Que diriez-vous à quelqu’un pour le convaincre d’aller voir la voir ?
J’ai eu l’occasion de voir cette exposition, car je travaille actuellement sur une comédie musicale sur la vie de Basquiat, en collaboration avec le Basquiat Estate et qui sera jouée à Broadway. On a pu voir des œuvres que quasiment personne n’a jamais vues, ainsi que ses carnets de notes. La musique était très importante pour lui, donc j’encouragerais les visiteurs à écouter la musique qu’il écoutait, tout en déambulant dans le musée pour mieux comprendre sa démarche.

Votre album est très varié stylistiquement. Mais ce n’est pas votre premier disque : il ne s’agit donc pas d’une sorte de carte de visite destinée à montrer de quoi vous êtes capable…
Je voulais explorer une variété de musiques touchant à toutes les émotions : la joie, mais aussi la tristesse, l’excitation, la fête, toute la palette de l’âme humaine. Je voulais aussi explorer les différentes formes d’expressions musicales de la diaspora américaine, du blues au boogie-woogie en passant par le folk, le gospel, le jazz, et faire tout ça dans un contexte intime, presque méditatif, puisqu’il n’y a que le piano et la voix pendant quasiment tout l’album. C’est vraiment comme ça que j’ai travaillé la mise en place des titres du disque. On a enregistré environ quatre fois plus de musique que ce qui s’est finalement retrouvé sur l’album, et sur une période de cinq ans. J’ai voulu raconter une histoire avec tous ces morceaux.

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Pourquoi avoir choisi de faire un album en solo cette fois-ci ?
Je voulais me libérer de cette pression qui accompagne le succès et la célébrité, et revenir à quelque chose de beaucoup plus simple, épuré et naturel. Je voulais créer une musique sur laquelle l’auditeur pourrait méditer, car je crois que le monde a besoin de plus de musique laissant de l’espace pour penser et ressentir quelque chose, qui permette une écoute contemplative.

C’est très sensible dans votre version de What A Wonderful World : là où l’on s’attendait à entendre les accords habituels, la musique reste comme suspendue…
Cette chanson est si… On ne prête pas suffisamment attention à ses paroles !

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Vous avez expliqué que l’album avait été réalisé sur une période de cinq ans. Pourquoi l’avoir sorti maintenant ?
Je crois que dans le monde, et en particulier aux Etats-Unis, avec les élections de mi-mandat qui arrivent, les gens avaient besoin d’une musique porteuse d’espoir, et qui pourrait agir presque comme un baume, pour soulager une partie de cette négativité et toute ces émotions brutes qui se sont manifestées dans la sphère politique. Je travaille pour une émission qui est elle-même très politique, alors j’ai pensé qu’une musique qui aille en quelque sorte à l’encontre de ça, et qui soit à la portée de tous pourrait aider les gens. Quand je vois la réaction du public lorsque je joue ces morceaux en concert, même avant que le disque ne sorte, cela m’a conforté dans l’idée que c’était la bonne chose à faire. Les gens pleuraient, on jouait devant 20 000 personnes et tous ces gens étaient silencieux, attentifs. Ils ressentaient vraiment ce son, cette sorte de transe.

C’était particulièrement perceptible à votre concert à l’Église Américaine de Paris, le 5 octobre dernier : cette sensation de communion avec le public…
Tout à fait. Il s’agit vraiment de créer cette communion, à chaque fois que c’est possible. Les artistes ont une capacité toute particulière à rassembler les gens. Et c’est ce que je veux continuer à faire avec ma musique. De bien des façons, cet album est comme un nouveau premier disque, parce qu’il intervient à un moment où, en tant que musicien, j’ai beaucoup appris sur ma propre voix, c’est donc une bonne chose qu’il représente une sorte de nouveau départ pour moi.

Paradoxalement, il semblerait que le fait que vous soyez seul sur scène avec un piano fait encore plus ressortir ce message…
Simplicité est le maître mot. C’est souvent comme ça que l’on porte un message avec le plus de force.

Le Late Show est une émission qui a un côté léger et divertissant, mais qui aborde aussi des sujets graves avec humour. Souhaitiez-vous refléter tout ça sur votre album ?
Ce n’est pas la politique que j’avais à l’esprit en créant l’album. Je pensais plutôt à des choses qui la transcendent, et à tout ce qui nous oppose ces derniers temps. D’une certaine façon, c’est effectivement une approche politique, mais je crois que c’est aussi une démarche apolitique, dans la mesure où je parle du pouvoir et de la beauté immenses de la diaspora africaine. Et quel que soit la violence de l’oppression ou de la marginalisation dont on peut faire l’objet, il est impossible d’arrêter quelque chose qui est habité par une présence divine. Les choses vont se faire de toute façon, et je pense que ça s’applique à cette musique. J’ai la conviction que si l’on reste concentrés sur la mission du genre humain, sur ce que ça signifie d’avoir l’opportunité de vivre, c’est-à-dire de vivre au service de quelque chose de plus grand, on peut changer beaucoup de choses politiquement. C’est cette approche que j’adopte en tant que directeur artistique du Late Show, mais comme ce projet est en quelque sorte séparé du reste de ma discographie, je voulais aller plus loin. On n’est pas obligé de toujours adopter la même approche pour faire face à tous ces problèmes. Il faut voir plus loin, tout en faisant notre introspection pour nous ressourcer. Nous avons trop tendance à nous affronter, au lieu de méditer et de se reconnecter à la source, à s’aligner avec soi même et a comprendre que chaque personne a quelque chose de spécial à offrir au monde.

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C’est donc à la fois collectif et individuel. Selon vous, quel pourrait être le rôle du jazz, ou peut être de l’art en général, dans tous ces changements nécessaires au monde de demain ?
La musique nous offre l’opportunité de réfléchir à notre situation d’un point de vue plus humain, et non strictement intellectuel, ou par réaction émotionnelle. Elle nous aide à puiser dans notre humanité de façon plus profonde. Je ne dis pas que la musique va régler quoi que ce soit, mais je crois qu’elle peut être réconfortante et apporter une paix qui peut aider à faire face à nos problèmes.

Cela signifie-t-il que la musique engagée, très présente à une époque, n’est plus pertinente aujourd’hui ? Qu’il s’agit maintenant de faire quelque chose de moins direct, comme vous l’évoquiez ?
Il y a de la place pour toutes les perspectives musicales. Mais selon moi, il y a beaucoup de gens qui ont tendance à oublier que ceux ne pensent pas comme eux sont aussi des êtres humains. La musique engagée, c’est bien, surtout quand elle est sincère et que ce n’est pas juste un gimmick, c’est quelque chose qui reste nécessaire. Mais plus généralement, on a besoin d’une musique qui nous reconnecte à notre humanité, et à ce qu’il y a de divin en nous. Et c’est ça que je veux apporter. Peut-être que le prochain disque sera très engagé, qui sait ? Mais à notre époque il y a beaucoup de gens qui ne savent plus se connecter. C’est ça que je voudrais que les gens se remettent à faire maintenant, écouter attentivement, sans bouger, se laisser aller à pleurer ! Faire l’expérience de ces émotions qui les aident à se reconnecter.

Pourriez-vous nous dire quelques mots de cette comédie musicale sur Basquiat que vous préparez ?
Personne n’a encore consacré de projet de ce type à ce grand artiste qu’est Jean-Michel Basquiat. On est très contents d’avoir cette opportunité de travailler avec sa famille ! C’est John Doyle, un grand metteur en scène qui a gagné un Tony Award, qui s’occupe la mise en scène et qui dirige la partie scénique du projet. Je m’occupe de la musique, des paroles et de l’histoire de la pièce. Je suis en train de mettre en place mon équipe, d’étudier à fond Basquiat et de vraiment lire ses notes jusqu’à ce qu’on soit prêt à présenter notre travail. Tout cela prendre entre deux et cinq ans, quelque chose comme ça. Difficile à dire maintenant mais ça se compte en années…

Le clip de Don’t Stop illustre bien l’interaction entre la musique et l’image, qui fait écho à votre préoccupation pour des projets artistiques pluridisciplinaire. Avez-vous participé à sa réalisation ?
Non, on le doit surtout à Alicia Graf Mac, une super chorégraphe et ancienne danseuse étoile dans la compagnie d’Alvin Ailey, qui dirige le département de danse à Juilliard. Elle représentait déjà beaucoup des choses que je voulais exprimer avec cette chanson : elle a des enfants, beaucoup de gens ont dit à une époque qu’elle ne danserait plus jamais comme avant. Mais à 40 ans, être capable de danser et continuer à croire en soi et à persévérer, ce qui est le message de la chanson au fond, rester focalisée, et croire que l’on peut faire abstraction de la négativité autour de soi, se reconnecter à Dieu, à la source de son existence, à son but… Je lui ai simplement expliqué le message du morceau, et elle a réalisé une chorégraphie. On l’a filmée en une prise, comme quasiment tout sur le disque, c’est une ou deux prises maximum, pas d’overdub sur les voix, pas d’autotune… C’était important que la vidéo soit dans le même esprit. •

CD “Hollywood Africans” (Verve / Universal, déjà dans les bacs)