Lee Scratch Perry, le Salvator Dali du dub, producteur cosmique de Bob Marley & the Wailers, Junior Murvin et Max Romeo vient de nous quitter le 29 août 2021 à l’âge de 85 ans. En 2005, Muziq rencontrait celui qu’on surnomme l’Upsetter (l’emmerdeur) dans sa retraite suisse, non loin des rives du Lac Léman. Souvenir d’une rencontre fumeuse avec un génie excentrique capable de faire passer Phil Spector et George Clinton pour des congressistes en pharmacologie dentaire.
Muziq : La première question s’adresse au producteur : aujourd’hui, vous enregistrez votre musique sur un ordinateur. Êtes-vous nostalgique de la fabrication d’un disque « à l’ancienne » ?
Lee Scratch Perry : Les ordinateurs n’ont pas de bactérie, pas de cancer, pas de maladie. Quand quelqu’un écoute de la musique crée sur ordinateur, c’est comme s’il prenait un médicament. Il n’y aura pas de microbes dans ta maison si tu écoutes cette musique. C’est de la musique 100% pure, sans corruption. L’ordinateur ne boit pas de vin, ne fume pas de cigarettes, il est super-clean. Autre chose : il ne faut pas que les auditeurs mangent de la viande, boivent de l’alcool ou fument de la nicotine. Si tu manges de la viande morte, tu deviens ce que tu manges. L’énergie que me procure les humains se retrouve dans ma musique. Si cette énergie est mauvaise, tu risques de tuer des gens, et donc être coupable. Si tu rentres de bonnes choses dans l’ordinateur, l’ordinateur sera bon avec toi. Sinon, tu te retrouveras à écouter du reggae-cigarette, du reggae-cancer ou du reggae-bactérie.
Vos albums les plus célèbres ont été enregistrés sur quatre pistes, qui sonnent parfois comme huit ou plus. Quel est votre secret ?
C’est grâce aux anges. Il y a les hommes et les anges. Les êtres humains (human beings) et les haricots humains (human beans). Les haricots sont vivants !
Quelles sont les causes de la « panique à Babylone » dont vous parlez souvent ?
C’est la panique dans tous les gouvernements. Il n’y a plus de paix, plus d’harmonie. Tout le monde s’entretue pour de l’argent. Les États-Unis ont attaqué l’Irak. Ils ont vexé Allah, et les arabes ne l’oublieront pas de sitôt. Ils font du mal à Jésus. Si Jésus revenait, j’aimerais bien lui parler. Je lui dirais « Jésus, les Américains disent in god we trust et regarde ce qu’ils te font ! ». Le pire, c’est qu’il n’y a pas de solution à tout ça. L’heure d’Armageddon a sonné. C’est écrit dans la bible : la Révélation 22. La révolution et la révélation… Après la révolution vient la révélation. Les nations se battront toujours entre elles, comme le fils se battra toujours contre sa mère. C’est une prophétie. Une fois que toutes ces choses arriveront, ce sera la fin du monde. La monnaie s’effondrera, l’enfer s’effondrera, Babylone s’écroulera et on recommencera tout à zéro.
Vos influences sont extra-musicales, avec des allusions aux westerns spaghetti, aux films de kung-fu et aux comic-books.
J’ai deux yeux. Mon oeil gauche s’appelle Jack Lightning, alias le surfer d’argent. Le droit, c’est mon œil d’or (golden eye). Mon comic-book préféré est Superman. Batman vient en deuxième, Iron Man en troisième et Hulk juste derrière. J’aime aussi les filles, Supergirl, Batgirl (rires)... J’aime bien Hulk, car c’est un scientifique, mais le super-héros auquel je m’identifie le plus, c’est Spiderman. Il n’a pas d’argent, pas de quoi se payer un billet d’avion, de voyager, ni de faire la cuisine. J’aime aussi les westerns spaghetti et les films de karaté. Tu connais le Fantôme ? Son punch est mortel. (Il se lève et se met en garde) Il surgit dans le noir et WACK !
Est-ce un moyen supplémentaire d’échapper à la réalité ?
On ne s’évade jamais de la réalité. Il n’y a pas de sous-réalité ni de surréalité. Personne ne peut y échapper. La réalité est trop profonde, trop grande pour s’y échapper. C’est une autre révélation.
Vous résidez en Suisse depuis 15 ans. Pourquoi ?
Je vis à Zurich, et mon studio est comme une école, mon Jérusalem. C’est un open space rempli d’instruments et d’anges. Ils sont environ 145 000, et du coup, il n’y a pas beaucoup de place pour les machines. On reste là à attendre Armageddon tranquillement, sans savoir ce qu’il va se passer ensuite. En ce moment, on n’a pas vraiment besoin de studio, parce qu’on ne croit plus à la magie noire. C’est pour ça qu’on a transformé la musique de magie noire en musique de magie blanche. Mad Professor croit en la magie noire. Pas moi. J’ai essayé la magie noire. La magie noire m’a eu et mon studio Black Ark a brûlé. J’ai même été obligé de le brûler moi-même. Mais la magie blanche m’a permis de chanter à nouveau. La magie blanche m’entraîne dans le futur tandis que la magie noire m’entraîne dans le passé, et je n’aime pas retourner dans le passé. Je suis un homme du présent.
Avec plus de 200 références, votre discographie est un cauchemar pour les collectionneurs. Quels album conseilleriez-vous au non-initié ?
Hmm, voyons… Tout ce qui est signé du Upsetter pour commencer. Sinon, From The Secret Laboratory (1990) a joué un grand rôle dans ma vie. Il marque le début de ma carrière expérimentale, de mes premières expériences scientifiques. D’ailleurs, je n’aurais pas dû appeler mon studio Black Ark, mais Hulk, car c’était un véritable laboratoire scientifique. (un temps) La magie noire… J’étais dans le noir. Je n’avais pas dormi pendant une semaine. Des désastres se produisaient chaque jour dans le quartier. Plus personne ne voyait la lumière. Il y avait trop de compétition entre les noirs qui voulaient me vendre leur musique.
Quelques jours avant l’incendie du studio Black Ark, on vous a vu marcher à l’envers dans les rues de Kingston.
C’est vrai. J’avais lu ça dans une aventure de Batman.
A la même époque, on raconte que vous aviez l’habitude de frapper le sol avec un marteau.
C’était le marteau de la justice, comme Thor. Je voulais m’échapper du passé grâce à mon marteau de la justice.
On dit aussi que vous souffliez de la fumée de ganja sur vos bandes pour améliorer les mixes.
Ca m’est arrivé. J’ai aussi soufflé de la fumée de ganja sur les consoles. La ganja est capable de faire ressortir le meilleur comme le pire d’un être humain. La ganja est magique. Elle contrôle le bien et le mal. Si tu en fumes trop, tu mourras. Mais si tu es quelqu’un de bon, elle t’aidera à réussir tout ce que tu entreprendras.
Votre ancien partenaire Clement Dodd, alias Sir Coxsone, est décédé en 2004…
Il est allé pissé et BAM ! Crise cardiaque. Coxsone m’a engagé dans les années 1950 alors que j’arrivais de la campagne. Je faisais des instrumentaux, comme « Return of Django » ou « Live Injection ». Ca lui plaisait. Mais un jour, il est arrivé au studio One et il s’est mis à me frapper. S’il ne m’avait pas frappé, il se ne serait peut-être pas mort d’une crise cardiaque aujourd’hui (rires !). Sérieusement, je crois que c’est Marcus Garvey qui l’a tué, le grand scientifique et premier président, aussi appelé Wombat, le gardien de la tribu des fantômes de Skolkiv qu’ils ont mis en prison.
Vous vivez dans un palace en Suisse, vous êtes un homme entouré, riche et marié, mais êtes-vous toujours The Upsetter (l’emmerdeur) ?
Bien sûr. J’emmerde le gouvernement, le pape et ses archevêques, la Reine d’Angleterre, la police, Tony Blair, George Bush… Tant qu’il y aura la panique à Babylone, je serai toujours l’emmerdeur !
Propos recueillis par Christophe Geudin
Directeur de publication : Édouard RENCKER
Rédacteur en chef : Frédéric GOATY & Christophe GEUDIN
Direction artistique : François PLASSAT
Édité par Jazz & Cie, 15 rue Duphot, 75001 Paris
Tous droits réservés ©Jazz & Cie - 2015