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Pierre Henry « Un million de sons »

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Pierre Henry, l’un des pères de la musique concrète, nous a quitté le 6 juillet à l’âge de 89 ans. En 2005, le co-créateur de La messe du temps présent avec Michel Colombier nous recevait dans sa « maison de sons » dans le 12ème arrondissement de Paris pour un long et passionnant entretien. Extraits choisis.

Lors de la composition, dirigez-vous ces sons ou êtes-vous dirigé par ces sons ?
Pierre Henry : Les sons me dirigent dans la mesure où lorsque je ne les aime plus, je ne les utilise plus. J’invente ma musique au fur et à mesure. Je suis très attaché à la construction et la logique. Avant que l’œuvre existe, je la construis dans ma tête. J’entends des sonorités nouvelles et c’est vraiment quand tout est sur la console, que la multiplicité du point de vue de mes magnétophones s’exprime, que je peux me mettre à mixer et à filtrer. C’est moi qui apporte une nouvelle vie au son.

Le pouvoir de suggestion de ces sons concrets est-il plus fort que celui d’un accord plaqué ?
J’estime que l’évocation d’un son est intéressante uniquement s’il est complexe. Si on plaque un accord, c’est un pavé dans la mare. J’utilise aussi de façon paradoxale des bruits, des voix, des sons purs, instrumentaux, comme dans Pierres réfléchies (1982) et Gymkhana (1970). Ce qui m’intéresse, c’est la diversification polyphonique. J’aime qu’il y ait dans une continuité un suspens, quelque chose qui fait que les gens vibrent de façon rythmique. Il est très important qu’à la manière du battement de l’horloge du métronome, les pas accompagnent ma musique. Il faut qu’il y ait dans les sons une part de réalité et une part de transmutation, et par-dessus tout une part d’imaginaire.

En l’absence de notes et d’accords, de quelle manière appréhendez-vous la modulation ?
ob_85db7d_frontLa modulation représente la transposition, le développement. C’est l’aventure que le son doit subir. Le son doit subir une aventure de technologie, mais une technologie qui doit rester instrumentale et qui doit être une technologie musicale. Aujourd’hui, j’ai remplacé les instruments dont je me suis beaucoup servi comme le piano. Je suis pianiste au départ, mais mes traitements donnent des sons inédits que personne n’a jamais entendu et qu’on entendra jamais en dehors de ma musique. Je les ai fait, on ne peut pas les refaire, c’est ça l’intérêt des musiques nouvelles. Si ces musiques sont bonnes, elles restent uniques et ne peuvent pas être copiées. On m’a un peu copié avec La messe pour le temps présent (1967) et Le livre des morts égyptiens (1988) ou l’Apocalypse de Jean (1968), dont les gens ont fait des fresques, des messes. Mon aventure est personnelle et unique. Si ce n’est l’envoûtement qu’elle peut procurer, elle est difficilement transmissible. Par conséquent, je ne sais pas si je peux vraiment avoir des disciples.

Sur scène, votre rapport tactile avec la console est très fort, comme si vous en « jouiez ».
Après une formation classique au conservatoire, je suis rentré dans la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen et en même temps j’ai fait des études de percussions chez Félix Passerone qui m’a appris l’art du toucher, comment effleurer une peau de timbale, comment faire des pizzicatos sur un xylophone. Par exemple, le poignet frappé est une chose essentielle dans la musique concrète. Avec la console, le potentiomètre peut devenir un instrument, car il module des fréquences qui sont disposées d’une façon particulière. J’ai inventé des formules de branchements qui me donnaient des sons que je pouvais rejouer comme une mélodie. Les sons spontanés des « Jerks électroniques », je les ai joués sur une console de ma création. En concert, je fais bouger les sons. C’est un travail de chef d’orchestre qui consiste à éclairer des timbres pour en faire des lumières sonores. Je fais bouger les sons avec mes doigts. Le geste vient du coude, qui vient lui-même de l’épaule. Le corps est en mouvement. Lors de nombreux enregistrements, j’ai travaillé avec le corps pour des questions d’équilibre, de vibration. Pour faire vibrer un son très longtemps, il faut savoir rester immobile. J’ai dû mettre au point des situations corporelles pour ma musique. Ma musique est à la fois une gymnastique et une prière.

Pierre Henry et Pierre Schaeffer

Pierre Henry et Pierre Schaeffer

Vous collectez vos sons depuis une cinquantaine d’années. Comment les stockez-vous ?
La majorité de mes sons est conservée sur bande. Par contre, je n’ai pas gardé tous les disques souples de mes enregistrements radio. C’est très compliqué de les jouer maintenant à cause des bruits de fond. Je possède un grand nombre de cassettes numériques pour mes DAT avant de me lancer dans le disque dur, ce qui est prévu prochainement. Ces milliers de sons sont répertoriés sur des listes avec différentes entrées, différents systèmes de classification. Avant de commencer une œuvre, j’écoute beaucoup de sons et c’est par ces écoutes que la musique vient vers moi. Je suis inspiré par mon propre univers.

Selon vous, à combien s’élève le nombre de vos sons ?
Près d’un million.

Aujourd’hui, il est très facile d’enregistrer un album en home-studio avec des moyens limités. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je préfère passer par toutes les étapes, il faut que le processus soit long. Il me faut du temps pour essayer toutes les possibilités. Le voyage initiatique en est à sa huitième version. Je retire, j’ajoute. J’aime ajouter des éléments surprenants quand je trouve qu’un passage est trop ennuyeux, comme si je travaillais sur la dramaturgie d’un film. Je n’ai pas un très gros appétit d’aller très vite avec des logiciels. Le temps réel c’est une chose fantastique, mais le temps réel, je préfère le faire en peinture. Pendant mes moments de repos de musique, je préfère associer des particules, des composants de restes d’appareils pour les restructurer.

Vos concerts sont spatialisés. Envisagez-vous de remixer votre discographie en 5.1. ?
Non. Je suis très attaché à la stéréo et je pense que si on veut avoir des variations et que les sons bougent, il vaut mieux aller voir un concert. A la maison, tout ça est superflu. Ce sont des effets qui peuvent nuire à la ligne esthétique de l’œuvre. On n’a pas besoin d’être dedans, on a besoin de regarder. Il faut être voyeur de la musique et non pas immergé dedans. La musique c’est un peu comme le film. Je n’aime pas beaucoup les films qui ont des effets de Dolby sur les côtés. D’ailleurs, ça tombe toujours comme des cheveux sur la soupe. Ca me distrait et quand je suis distrait, ça me donne des démangeaisons. Si je lis un livre, je n’ai pas besoin de voir des images. Je ne suis pas tellement fanatique du multimédia.

De quelle manière imaginez-vous la musique du futur ?
La musique devra s’épurer et devra devenir, comme dans une peinture monochrome d’Yves Klein, une tâche solaire au lieu d’être un fouillis. J’espère que grâce à la technique, grâce aux images qu’on projettera sur un mur, grâce précisément à ces essais de polyphonie concentrique, les gens deviendront de plus en plus amateurs de musique jusqu’à devenir musiciens eux-mêmes. Il faudra qu’il y ait beaucoup de musiciens, ce sera la meilleure façon pour que l’avenir soit calme.

Propos recueillis par Christophe Geudin

Pierre Henry en dix dates

1949 : Pierre Henry rejoint Pierre Schaeffer au studio d’essai de la Radiodiffusion française. Création l’année suivante de Symphonie pour un homme seul, concrétisation d’un projet ambitieux : traduire en musique une journée de vie.

1951 : Pierre Henry expérimente l’échantillonnage avec Orphée. « Dans le premier Orphée avec Pierre Schaeffer, j’avais fait des sillons fermés d’un orchestre de Jazz qui jouait une variation de « La vie en rose » de Louis Armstrong. Chaque note est une déclinaison, avec des cellules mises bout à bout. Cette mélodie de sillons fermés faisait qu’on entendait une nouvelle musique ».

1954 : rencontre avec Maurice Béjart, qui adapte sur scène Symphonie pour un homme seul puis Haut-voltage, « une recherche très élaborée sur les lutheries expérimentales et les microcontacts ».

1959 : premier studio privé à Paris, rue Cardinet.

1967 : création de la Messe pour le temps présent, dans lequel on trouve les fameux « Jerks électroniques » co-composés avec Michel Colombier. Certaines sonorités préfigurent l’arrivée imminente des synthétiseurs. Pierre Henry revisitera son oeuvre en 1991. Des remixes de William Orbit, Coldcut et Fatboy Slim sortiront en 1997.

1979 : Pierre Henry compose la Dixième symphonie d’après les neuf symphonies de Beethoven. Une représentation unique a lieu à Bonn le 25 octobre.

1982 : le studio Son/Ré (pour Son et Recherche Electroacoustique), troisième studio « à domicile » de Pierre Henry, ouvre ses portes dans l’est de Paris.

1996 : premiers concerts en public à Son/Ré, à l’occasion du projet Intérieur/Extérieur. Trois ans plus tard, Philips consacre quatre coffrets regroupant 27 oeuvres de Pierre Henry.

2004 : représentations des Métamorphoses d’Ovide, duo pour bandes numériques et trompette, en collaboration avec Erik Truffaz.

2007 : Inscription de la totalité des oeuvres de Pierre Henry à la Bibliothèque Nationale de France