Il y a quelques mois, Frédéric Goaty avait écrit une petite lettre destinée à Kendrick Lamar. Aujourd’hui, il ressort sa plume d’oie pour dire à Prince ce qu’il a éprouvé en écoutant son nouveau disque, “Hitnrun”.
Mon cher Prince,
Un rien surpris par les élucubrations précoces postées sur la toile quelques secondes après la parution de ton disque sur Tidal – j’exagère à peine –, j’ai failli à mon tour dégobiller trop vite mon “ressenti”, comme on dit aujourd’hui. Mais j’ai préféré attendre quelques jours, histoire de voir ce qu’il avait vraiment dans le coffre, ton nouveau disque. C’est drôle, je parle d’un “disque” alors qu’il s’agit pour l’instant d’une série de fichiers mp3 envoyés par un vieil ami… (Mais l’un de tes fans déçus, parti s’exiler sur l’Île Aux Moines, me signale qu’après quelques cafouillages durant lesquels le spectre du “Black Album” a ressurgi, “Hitnrun” commence à fleurir sur les facings des disquaires.) Au passage, un conseil : arrête de disperser façon puzzle la majeure partie de tes albums sur le Net avant qu’ils ne sortent. Franchement, c’est pénible. Et le plaisir de la découverte, t’en fais quoi ? Venant de toi, qui a toujours su cultiver le mystère, je m’interroge…
En préambule, laisse-moi te reparler quelques instants d’“Art Official Age”. Curieusement, et sans doute cela va-t-il te surprendre car ce n’est pas, j’imagine, à un auditeur de ma génération que tu le destinais, mais le morceau vers lequel je reviens systématiquement, c’est U Know ! Tout aurait dû me donner envie de le zapper férocement – ce groove et ces gimmicks repiqués sur la chanson d’une pseudo-diva R&B/MTV anonyme, ta voix autotunée… –, mais non, je le trouve irrésistible, c’est plus fort que moi. Il me procure un plaisir sans conséquences. Et je me fiche qu’en terme de créativité il soit à mille lieux de tes grandes œuvres du siècle passé.
Voilà pourquoi, je suppose, je n’ai pas d’emblée détesté, haï, vomi “Hitnrun”. Quel rapport avec U Know ? L’apparente volonté, je crois, de séduire un public qui passe plus de temps à éplucher les playlists de Spotify ou de Deezer qu’à arpenter les allées des magasins de disques pour acheter des CD. Cela dit, les onze titres de “Hitnrun” ne sont pas tous dans la veine de U Know, loin s’en faut. Mais ils naviguent sur le cyberocéan des sonorités synthétiques du moment – oui, oui, je sais, c’était déjà le cas en 1982 avec “1999”, mais à cette époque aussi glorieuse que révolue, tu savais autrement te les approprier.
On dit que c’est ce gamin, Josh Welton, qui a (co ?)produit “Hitnrun”. Oserais-je t’avouer que j’ai du mal à y croire ? Ton “Hitnrun”, c’est du Prince pur jus. Ce Josh est un leurre, au mieux un assistant dévoué plus au fait que toi des derniers logiciels musicaux, ou quelque chose comme ça. Sérieux, tu veux nous faire croire que tu délègues, que tu as soudain autorisé quelqu’un à toucher ta musique ?! Allons, allons, à d’autres mon cher Prince, mais pas à moi.
De toute façon, collaboration ou non, volonté réélle ou simulée de se mettre à la page, de faire “djeune”, “Hitnrun” sonne au final plus 1998 que 2015 et, pour le coup, il aurait presque l’air plus daté que “The Rainbow Children” qui, en 2001, sonnait pourtant vintage… Oui, je sais, ça te prend la tête ces histoires de dates, mais pour nous, simples terriens, ça compte quand même un peu. Sinon, on s’y perd dans les dédales de ta discographie.
Il commence un chouïa puéril ton “Hitnrun”. Trop facile ce triple effet Kiss Cool en ouverture sample set de Million $ Show : quelques secondes de For You (l’origine du monde), de 1999 (tout le monde l’avait cette bombe) et de Let’s Go Crazy (quand tu veux). Passons. En même temps, tu as le droit de sampler ta propre musique, l’autocitation n’est pas un crime. (L’autoparodie, c’est plus embêtant.) Et puis tout cela ne dure que quelques secondes, alors je veux bien croire que c’est un rappel à l’ordre pour les jeunes générations, un clin d’œil malicieux à ce truc que tu fais si souvent mine d’avoir oublié : le passé. La suite est plus vivante. Sur tempo rapide – tu sais, ce truc qui fait peur à la génération nu soul –, Judith Hill (bof) nous souhaite la bienvenue. Le côté “soirée dansante au Mocambo” me gêne un peu. La basse électrique claque cependant. Ah, te voilà. Pas trop tôt. A 2’25”, les cuivres se mettent à swinguer. Pas mal. Mais trop bref. Les handclaps pétillent. Tu reviens, mais tu es brusquement interrompu par une vague de cordes vaguement “clarefischeresque” – pardonne-moi ce vilain néologisme.
Gaffe, voilà Shut This Down, ton My Name Is Prince 2015, avec des faux airs de Days Of Wild. Ou de 319. Ou d’Illusion, Coma, Pimp & Circumstance. Ou de Black Sweat. Je ne sais plus, la tête me tourne. « We came to shut this down » : j’aime quand tu es bien véner, limite en colère. Pas hystéro, mais presque. C’est puissant, lourd, vissé sur une pulsation bien pataude, vrillé par une boucle répétitive et hypnotique, cabossé par un chorus de basse méchamment slappé – je suis sûr que Larry G. t’as déjà envoyé un sms pour te féliciter de ta perf’ entre 2’11 et 2’25”. Je me joins à lui.
Ain’t About To Stop, c’est au moins aussi décapant que Shut This Down. Groove dynamité de l’intérieur, afterbeat en mode déflagration. Musette orientalisante. Claviers tornadants. Funk indus ? Arrangement vocaux tournicotants (tout plein de filles dans les chœurs). Le pont est gouleyant, ta basse électrique en chaleur. Ces mini-aplats synthétiques : encore un petit clin d’œil à tes glorieuses eighties. Whoo hoo… Whoo hoo… Tu n’est pas prêt de t’arrêter ? Qui pour t’en empêcher ?
Avec Like A Mack, la pression redescend déjà de plusieurs crans. A la guitare, l’une de ces cocottes que tu élèves en batterie depuis des lustres. Ce clic-clac de synthés me titille le tympan, mais ce solo de sax me navre – Eric Leeds, reviens ! –, sans parler des paroles. On me souffle dans l’oreillette (merci Laurent !) que le duo rappant (mais guère frappant) se nomme Curly Fryz. Comme il semble loin le temps où tu te moquais des rappeurs dans “The Black Album”… (Oh please, ne fais pas comme si tu avais oublié.) Tu as cinquante-sept ans (ben oui, tu ne savais pas ?), mais tu voudrais en avoir trente-sept de moins. Fais gaffe, ça pourrait finir par te jouer des tours. Tu veux vraiment devenir le Dorian Gray du funk ?
J’aime bien This Could B Us, moins remix que remake. Ça me plaît que tu remettes déjà sur l’établi un morceau à peine vieux un an. Il n’a plus rien à voir avec la version d’“Art Official Age”. Ta voix est peu trop trafiquée à mon goût, mais ton falsetto est toujours classieux. Sympa ce petit solo de guitare. Et la dernière minute groove bien comme j’aime. Il faut savoir se contenter de peu…
Fallinlove2nite ? Dis-toi bien que si je suis pris par la Brigade du Swing à écouter cette bluette pour dance floor à la rédaction de Jazzmag, c’est un truc à me faire lourder. Donc, si tu veux bien, je la zapperai discrètement, quoi qu’il arrive. Et ne t’avise pas de recommencer à glisser un machin pareil dans un prochain disque, ça pourrait me fâcher à mort, ok ?
X’s Face, en revanche, j’adhère. J’aime ce côté rétro-futuriste, ce bouillonnement rythmique, ta voix ramollie vs. ton falsetto. Elle ne m’avait fait ni chaud ni froid quand tu l’avais balancée sur la toile, mais là, elle me retient. Tu vois que c’est toujours mieux de relier les chapitres d’une histoire, même s’ils n’ont pas forcément grand-chose à voir les uns avec les autres…
Hardrocklover aussi c’est pas mal. Un brin mélodramatique, mais sur scène, ça peut donner quelque chose d’intéressant, dans le genre de What’s My Name (toutes proportions gardées), avec ces va-et-vient de guitare en surtension.
Mr. Nelson, c’est un banal interlude, non ? J’en profite donc pour aller chercher un Coca dans le frigo. T’inquiète, je reviens de suite.
1000 X’s & O’s, naguère nommée A 1000 Hugs & Kisses, je la connaissais par Nona Gaye, jamais publiée officiellement, tombée du camion en 1992… Ce qui confirme que les fameuses archives – a.k.a. The Vault – qui font tant fanstasmer tes fans, tu les as bien en tête, tu n’oublies rien. Un jour ou l’autre, tout finira-t-il par remonter à la surface ? En attendant, cette nouvelle version aurait pu rester dans tes archives, car elle nous empêche d’arriver plus vite à June, une drôlerie crépusculaire et minimaliste où tu cites Richie Havens – c’est lui qui a inauguré le New Morning en 1981, tu le savais ? –, et où tu regrettes de ne pas être né sur scène, à Woodstock, en 1969. Ah bon ?! Tu laisses même les pâtes brûler, après avoir laissé courir tes doigts sur un synthé cotonneux… Etonnant. Si un anonyme électro avait pondu un truc similaire, tout le monde s’emballerait. Mais comme ce n’est que toi, tout le monde s’en fout. June arrive à la fin de la bataille : je crains que les radars aient du mal à la repérer.
Voilà mes impressions mon cher Prince. Plus que mitigées, j’en conviens. Je sais que tu ne les liras jamais. Qu’importe. J’aimerais cependant que tu saches qu’au moment où je m’apprête à mettre un point final à cette missive (que j’ai failli ne pas t’envoyer), j’en suis à me demander si je réécouterai “Hitnrun” dans un futur proche. Ça me rend triste.
J’ai cru qu’“Hitnrun” allait me divertir – quelques amis, alertés par ma bienveillance, ont vite tenté de me remettre dans le droit chemin… –, mais je réalise plus vite que prévu, hélas, qu’il ne me fait pas grand-chose, pire, qu’il ne compte pas, qu’il ne compte déjà plus. “Hitnrun” ressemble à une illusion, une idée de disque intéressante, mais non aboutie, pas assez travaillée. “Hitnrun” n’est pas à la hauteur de ton génie. Tu peux, tu dois faire mieux.
Ok, si d’aventure tu fais vivre sur scène Shut This Down, Hardrocklover ou X’s Face, elles pourront faire leur petit effet. Mais je suis certain que tu vas oublier la majeure partie du contenu d’“Hitnrun” avant moi. Et c’est peut-être mieux comme ça.
Voilà, j’ai essayé de garder mon sang-froid, d’être mesuré dans mes critiques, par respect pour toi, pour l’ensemble de ton œuvre, mais il faut que je te laisse. J’ai autre chose à faire que de te parler en écriture automatique : je dois réécouter le nouveau Christian Scott, qui a l’air formidable.
Hug & kiss,
F
PS : Qui sait, je redécouvrirai peut-être ”Hitnrun” dans trois ans, cinq ans, ou dix ans. Et je regretterai de t’avoir envoyé cette lettre. Tant mieux.
CD “Hitnrun” (NPG Records / Universal, également disponible sur Tidal)
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