Pour son dixième opus personnel, “Universe”, le fondateur de Journey, ancien compagnon de route de Santana, Betty Davis et Jan Hammer, s’est offert les services du légendaire batteur Narada Michael Walden. Le poids des notes, le choc des stars. Chronique. Et spécial bonus : la réédition remasterisée d’un article rare de Julien Ferté consacré à Neal Schon paru le n° 1 de Muziq en 2013.
Depuis que les ténèbres se sont abattues sur la musique live, Neal Schon, qui fêtera ses 67 ans le 27 février prochain, donne l’impression de jouer de la guitare nuit et jour, comme s’il n’y avait que ça – et l’amour de ses proches – pour le maintenir en vie. Il suffit de le voir sur son compte Twitter, toujours très (ré)actif et prompt à distribuer les cœurs quand quelque chose lui plaît.
Avant que la nouvelle formation de Journey* puisse repartir on the road et, qui sait, enregistrer un nouvel album, l’infatigable soliste s’est offert le luxe d’enregistrer son dixième album solo, “Universe”, en compagnie d’un batteur bien connu des fidèles de muziq.fr, Narada Michael Walden, le seul musicien au monde capable de signer des performances extraordinaires avec le Mahavishnu Orchestra, Jeff Beck ou Tommy Bolin ET de produire des hit records pour Aretha Franklin et Whitney Houston. A leurs côtés, on retrouve aussi le bassiste Buddha, proche collaborateur de N.M.W.
On ne surprendra personne si l’on précise d’emblée qu’“Universe”, 100 % instrumental, est un album forcément “guitare centré”, dans la lignée de ceux de Jeff Beck et de Joe Satriani. Ce qui tombe bien, très bien, puisqu’on adore depuis des lustres la six-cordes qui se trouve de facto au centre des (d)ébats. [Lire, plus bas, l’article de Julien Ferté, NDLR.] Pendant plus d’une heure, Neal Schon, très inspiré, déroule son immense savoir-jouer, cultive son sens du blues et les qualités si chantantes de son jeu, toujours empreint d’un feeling unique.
Les compositions originales sont mélodiques (les funkysants She’s For Real et Chrome Shuffle sont des musts) et les reprises très réussies. Celles de Jimi Hendrix (Voodoo Child, enchaîné avec Third Stone From The Sun) sont brûlantes, celles de I Believe de Stevie Wonder et Hey Jude des Beatles lyriques à souhait. La palme de la plus émouvante revenant à Purple Rain – chacun sait que l’hymne tire-larmes de Prince fut inspiré par une ballade de Journey, Faithfully (grand fan de Santana et donc de Neal Schon, Prince avait suivi ses aventures avec Journey).
“Universe” n’est pour l’instant disponible que sur le site officiel de Neal Schon, mais on espère rapidement une sortie “physique”. Tiens, on va aller lui demander sur Twitter…
* Signalons au passage que suite au renvoi du bassiste Ross Valory et du batteur Steve Smith, membres historiques de Journey, Randy Jackson et Narada Michael Walden les ont remplacés, constituant ainsi la nouvelle section rythmique du groupe [Randy Jackson avait déjà joué avec Journey en 1986 sur l’album “Raised On Radio”, NDR].
[BONUS MUZIQ.FR]
NEAL SCHON, CORDES ET ÂME
Fin 1970, Neal Schon décline poliment l’offre d’Eric Clapton, qui lui propose de rejoindre Derek And The Dominoes. Pourquoi ? Parce que Carlos Santana, lui-même ébloui par le talent précoce de ce gamin de seize ans, l’avait tout simplement contacté avant ! De Santana à Journey en passant par Betty Davis et Jan Hammer, retour en dix bornes discographiques sur le parcours d’un jeune vétéran de la guitare rock en fusion.
Santana : Everybody’s Everything (1971)
Neal Schon, né le 27 février 1954 à Tinker, dans l’Oklahoma, n’a que dix-sept ans et des poussières quand débutent les séances d’enregistrement de l’opus “III” de Santana. Aujourd’hui encore, on peine à imaginer le culot qu’il fallait pour s’imposer dans un groupe de fortes têtes comme celui du guitariste chicano, a fortiori quand on est encore mineur… Comme Tony Williams, qui a commencé de jouer avec Miles Davis au même âge, Neal Schon se laisse pousser la moustache pour avoir l’air un peu plus vieux. Sans plus de complexe que le génial batteur, il pousse lui aussi son boss dans les cordes. Avec Neal à ses côtés, Carlos n’a pas le choix : sortir le grand jeu ou se faire voler la vedette par son cadet survolté ! Personne ne tombe cependant dans la surenchère : la musique en sort gagnante. Les soli de l’un ne font pas d’ombre à ceux de l’autre, et inversement. Everybody’s Everything est un titre qui reflète tout l’amour de messieurs Santana, Schon, Gregg Rolie (chant, orgue) et Michael Shrieve (batterie) pour la soul music authentique, avec la foisonnante touche percussive en bonus, José “Chepito” Areas et Mike Carabello obligent. Le solo de guitare du kid Neal tombe comme la foudre. Difficile de ne pas songer à Eric Clapton et Jimi Hendrix, bien sûr, mais aussi à un autre minot, Prince, qui a certainement dû appendre à jouer par cœur ce solo – « ça s’entend ! », me souffle-t-on… –, en se demandant peut-être si Neal Schon était bien son auteur, et pas Santana lui-même, car l’étonnante maturité de Schon a tout de même de quoi impressionner.
> Extrait de “Santana III” (Columbia).
Luis Gasca : Little Mama (1971)
Quelques semaines après les séances du “III”, Santana se retrouve au complet dans les studios Columbia de San Francisco, les 17 et 18 août, pour enregistrer avec le trompettiste Luis Gasca. Les renforts ne manquent pas : Joe Henderson, légende du label Blue Note, est au saxophone, George Cables au piano, Stanley Clarke à la basse et Lenny White à la batterie (qui se retrouveront bientôt dans le Return To Forever de Chick Corea). Vous l’aurez certainement deviné : l’ambiance de ces deux jours de sessions libres et marquée par le chef-d’œuvre de Miles Davis, “Bitches Brew”, qui venait de paraître et de donner de nouvelles directions in music – selon l’expression du trompettiste – à moult musiciens et producteurs (ici, en l’occurrence, David Rubinson, connu pour son travail avec Herbie Hancock, les Pointer Sisters, Moby Grape, Taj Mahal ou encore Bobby Womack). L’album éponyme de Gasca n’est évidemment pas du même calibre que celui de Miles – ça se saurait ! –, mais il n’en reste pas moins très attachant, et reflète une époque où l’expérimentation était reine dans la musique pop. Dans Little Mama, c’est la trompette forcément “davisienne” de Gasca qui mène la danse, les griffes mêlées de Carlos et de son jeune compère Neal renvoyant directement aux disques de… Santana.
> Extrait de “Luis Gasca” (Blue Thumb).
Santana : Song Of The Wind (1972)
Rapidement, Neal Schon se sentit pousser des ailes, et son séjour au sein de Santana, aussi inoubliable et décisif soit-il, ne durera finalement pas longtemps. L’enregistrement de “Caravanserai” marque la séparation du Santana original, dont il avait considérablement enrichit la palette guitaristique. Mais le crépuscule de ce groupe magique marque aussi son apogée artistique, aux confins d’un latin rock métissé et d’un jazz gorgé de sève électrique. Dans Song Of The Wind, instrumental sublime qui mériterait d’être cent mille fois plus populaire que le lancinant Europa, Carlos et Neal dialoguent en toute liberté, cordes et âme mêlées, à tel point qu’on se demande parfois, transportés que l’on est par leurs improvisations aux vertus psychotropes, s’ils ne jouent pas en fait comme un seul homme. Dans les années qui suivront son départ du groupe, Neal Schon se plaindra souvent ne pas avoir été crédité à juste valeur pour son travail sur les disques de Santana. Certains soli attribués au maître seraient en fait de sa griffe… Quoi qu’il en soit, quand “Caravanserai” sort en octobre 1972, il s’en est allé vers d’autres cieux, et Gregg Rolie aussi.
> Extrait de “Caravanserai” (Columbia).
Azteca : Ain’t Got No Special Woman (1972)
À peine a-t-il quitté Santana que Neal Schon rejoint Azteca, collectif latin jazz rock qui a vu passer de nombreuses “pointures” : les batteurs Lenny White (Return To Forever, Twennynine, Jamaica Boys…) et Terry Bozzio (Frank Zappa, U.K., Missing Persons…), le merveilleux trompettiste Tom Harrell ou encore le bassiste Paul Jackson, juste avant qu’il ne forme avec Mike Clark la légendaire section rythmique des Headhunters d’Herbie Hancock. Ses deux fondateurs sont des percussionnistes légendaires de la scène san-franciscaine, les frères Escovedo, Coke, dont on vous recommande au passage le “Comin’ At Ya” de 1976, et Pete, le père de Sheila E. (qui fit ses débuts live avec Azteca à peine sortie du bac à sable). Cette joyeuse bande de solistes décomplexés tire des salves en se servant des canons esthétiques inventés par Santana. Neal Schon décoche lui ses flèches électrisantes et vise juste : en plein cœur du blues. La preuve avec cette gouleyante jam percussive déguisée en chanson.
> Extrait de “Azteca” (Columbia / BBR Records).
Betty Davis : Anti Love Song (1973)
Un temps, Neal Schon unit son talents à ceux de l’ex-section rythmique de Sly & The Family Stone, le batteur Cregg Errico et le bassiste Larry Graham. Ce dernier finit par créer Graham Central Station avec d’autres musiciens, mais se retrouva juste avant en studio avec Errico, pour travailler sur le premier album de la sulfureuse Betty Davis, l’ex-femme du trompettiste du même nom évoqué plus haut. Venu pour donner un coup de main à la guitare, Schon partage le gig avec Doug Rodriguez (ils s’étaient déjà croisés en 1971 lors de l’enregistrement de l’unique album de Giants, curieusement paru sept ans plus tard, et où l’on retrouvait des “ex” de Santana, l’harmoniciste de War et Herbie Hancock). Schon se fait remarquer à son avantage sur cette Anti Chanson d’Amour où son utilisation toute féline de la pédale wah wah fait parfaitement écho aux râles de tigresse mangeuse d’homme de la Betty en chef. « Betty n’était pas vraiment une chanteuse, mais elle avait un message à faire passer », dira le guitariste.
> Extrait de “Betty Davis” (Just Sunshine Records).
Journey : Kohoutek (1975)
Herbie Herbert fut un temps le road manager de Santana, et l’un des premiers à se dire que le talent fou de Neal Schon ne pourrait pas rester longtemps dans l’ombre d’un soliste star. Ainsi, début 1973, Herbert se mit en quête de former un groupe autour de lui. Il recruta un second guitariste, George Tickner, le bassiste Ross Valory, le batteur Prairie Prince, et finit par convaincre Gregg Rolie de les rejoindre – l’organiste-chanteur était au bord de la ruine après avoir essayé de se reconvertir dans la restauration. D’abord nommés The Golden Gate Rhythm Section, ce supergroup était d’abord destiné à accompagner des artistes en mal de backing band. Mais Prairie Prince finit par rejoindre son groupe de cœur, The Tubes, et laissa sa place à Aynsley Dunbar, célèbre batteur anglais qui venait de tourner avec David Bowie et avait notamment enregistré avec John Mayall, Frank Zappa et Lou Reed. La mayonnaise prend rapidement entre ces cinq virtuoses qui adoptent un nouveau nom, Journey. Leurs trois premiers disques sont marqués par des tentatives aussi bancales qu’attachantes, voire passionnantes, de fusionner la pop des Beatles, le jazz-rock du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin et le latin rock de Santana. Ici, l’influence du Mahavishnu Orchestra est flagrante, principalement dans les échanges façon grand huit entre les claviers brûlants de Rolie et la guitare incendiaire de Schon, qui se joue avec certaine fureur de sa dextérité – n’oublions pas qu’il n’a encore que vingt-et-un ans. Derrière ses fûts, Aynsley Dunbar fait parler la foudre, et son pied droit “castagnette” n’est pas sans évoquer celui d’un de ses compatriotes et confrères, John Bonham. Il va sans dire que ce genre d’instrumental excessivement virtuose attirera moins des ondes radiophoniques que les foudres de la critique – dès l’arrivée du chanteur Steve Perry, les choses vont s’arranger, mais c’est une autre histoire, où les talents de (co)compositeur de Schon deviendront dès lors aussi cruciaux pour sa carrière que ses talents de guitariste.
> Extrait de “Journey” (Columbia).
Lenny White : And We Meet Again (For Miles) (1977)
Dédié à celui qui avait inspiré le disque de Luis Gasca sur lequel Neal Schon joue (voir plus haut), cet instrumental non moins influencé par le jazz-rock sans concession du trompettiste – qui vivait alors retiré du monde de la musique – met en scène et en sons quatre solistes façon jam session électrique. Bennie Maupin et son saxophone soprano serpentin et chantant, Brian Auger et son orgue chaleureux et, last but not least, deux as du manche en pleine extase fusion. À ma droite, Ray Gomez, qui venait de graver dans le marbre son solo sur le Schooldays de Stanley Clarke : à ma gauche, Neal Schon, qui prouvait, certes brillamment, que les face à face entre guitaristes qui n’avaient en commun que de jouer du même instrument tournaient (trop) souvent au combat de coq. Sans doute lassé par l’impasse du “tout guitare”, il n’allait pas tarder à donner une orientation plus “chanson” à sa carrière. On notera ici la présence de feu le bassiste Doug Rauch, l’un des grands stylistes des années 1970.
> Extrait de “Big City” (Nemperor).
Journey : Karma (1977)
Comme en prélude aux nouvelles étapes de son voyage – en anglais, on dit journey –, Neal Schon s’essaye au chant pour l’ultime titre de la seconde face du dernier album “jazz-rock” – mais pas que – de Journey. Tout en comprenant assez vite qu’il n’est peut-être pas aussi doué que les vocalistes qu’il admire (il a toujours cité comme influence pour son jeu de guitare la voix et le phrasé d’Aretha Franklin), il ne démérite pas, et signe une convaincante performance qui, n’en doutons pas, aurait fait sourire Jimi Hendrix, dont l’ombre bienveillante plane sur Karma, et pas seulement parce que l’auteur des paroles est celui qui (après avoir perdu à pile ou face !) avait laissé le siège du batteur de l’Experience à Mitch Mitchell : Aynsley Dunbar.
> Extrait de “Next” (Columbia).
Journey : When Love Has Gone (1980)
En 1980, Journey enregistre la BO d’un obscur film japonais, Yume, Yume No Ato, et en profite pour sortir du cadre pop qui a commencé de faire sa gloire et sa fortune en (re)jouant une musique principalement instrumentale. Seuls les fans hardcore du groupe connaissent les charmes de cet album, le dernier auquel Gregg Rolie ait pris part. Neal Schon s’épanche ici avec bonheur, plus “jeffbeckien” que jamais. Pour autant, il n’est pas interdit de goûter toutes les qualités vocales de son jeu dans les nombreux hits de Journey, l’introduction magique de Don’t Stop Believin’ étant à ce titre entrée dans la légende, surtout depuis que cette chanson a servi de bande son à la scène finale de la célèbre série The Sopranos.
> Extrait de “Dream After Dream” (Sony Records).
Schon & Hammer : Arc (1981)
Un après-midi, tandis qu’il tournait aux États-Unis avec Jan Hammer en première partie de Journey, Jeff Beck ne se présenta pas à la balance – une groupie collante, une gueule de bois persistante ou un pièce de hot rod rare à dénicher chez un magasin du coin ? Nul ne le sait… Quoi qu’il en soit, Neal Schon, trop heureux d’échanger quelques notes avec le « Jimi Hendrix du Moog » (dixit le guitariste de jazz Kevin Eubanks), prit la place de l’Anglais absent, la balance se transforma illico en jam impromptue et le courant passa instantanément entre ces deux dompteurs d’électricité sauvage. Il faut dire que le claviériste tchécoslovaque, depuis sa contribution historique au Mahavishnu Orhestra de 1971 à 1973, avait collectionné les collaborations mémorables avec des grands de la six-cordes : John McLaughlin donc, mais aussi Tommy Bolin (dans l’inoubliable “Spectrum” de Billy Cobham en 1973), John Abercrombie pour son album “Timeless” (ECM, 1974), Al Di Meola (d’“Elegant Gypsy” en 1977 à “Scenario” en 1984 en passant par “Electric Rendez-vous en 1982) et bien sûr Jeff Beck dans “Wired” (1976), “Live With The Jan Hammer Group” (1977) et “There & Back” (1980). En 1981, quand Neal Schon enregistre son premier album en coleader avec Jan Hammer, il succède donc à une quinte royale, mais parvient à rester lui-même, sans forcer son talent. Composé par Hammer, Arc est un instrumental où le claviériste joue aussi, comme souvent, de la batterie. Colin Hodgkinson est à la basse, et ce manège à trois mué par la grâce de re-recording en power quartet prolonge avec force et conviction le plaisir qu’on avait éprouvé, un an plus tôt, avec le “There & Back” de Jeff Beck le retardataire. Schon et Hammer dialoguent comme il se dans la plus (im)pure tradition des échanges de phrases façon Beck/Hammer, Arc évoquant pour le coup furieusement Blue Wind, qui concluait “Wired”.
> Extrait de “Untold Passions” (Columbia).
>> Article paru à l’origine dans le n° 1 de Muziq en 2013.
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