Le 13 septembre, en plus de “Chaos And Disorder” et “The Versace Experience”, Sony Music rééditera en vinyle le fameux triple CD de 1996, “Emancipation”. Doc Sillon est retourné aux platines.
Doc Sillon : Dis, mon petit Martin, ôte-moi d’un doute, toi qui collectionne fiévreusement tous les disques de Prince et de “0+>” depuis des lustres : en 1996, “Emancipation” n’était sorti qu’en triple CD n’est-ce pas ?
Martin Maqueflaille : Affirmatif Doc, uniquement en triple CD – oups, pardon, et en triple cassette aussi !
Doc Sillon : Oui, bon, d’accord, mais pas de 33-tours à l’époque hein, même en version “promo” ?
Martin Maqueflaille : Non Doc, pas l’ombre d’un vinyle. En 1996, comme vous le savez, les bonnes vieilles galettes n’étaient pas encore revenues à la mode. Le CD était le format roi – qui, d’ailleurs, au mitan des années 1990, aurait pu imaginer que l’internet, dont le grand public commençait seulement à découvrir les innombrables applications, allait à ce point chambouler le quotidien des amateurs de musique ? Personne, ou presque, sinon notre Prince justement, qui avait rapidement pressenti que cette nouvelle technologie qui reliait les ordinateurs entre eux allait sans doute changer la donne de l’industrie musicale…
Doc Sillon : Tu n’as pas tort mon petit Martin. Reste qu’“Emancipation” fut en en son temps un magnum opus très précisément pensé pour le format CD : trois disques d’une heure chacun, douze morceaux par disque – quelle folie quand on y pense… –, une sorte de pyramide sonore qui réfletait toutes les facettes de la GIPLR, la Grande Inspiration Princière Libre et Retrouvée – selon lui en tout cas, qui venait d’assurer à la hussarde la promo de “Chaos And Disorder”, vrai-faux nouvel album de O+> publié en catamini par Warner Bros. Records, et bide commercial à l’aune princière.
Martin Maqueflaille : C’est vrai, je me souviens que le slogan publicitaire, pour le lancement du disque, était “3 hours of love, sex and liberty”…
Doc Sillon : Sacré Prince. Et de la publicité, de la promo, il y en eut, pour sûr ! Tout ça pendant que Prince et sa femme Mayté étaient en train de vivre un drame personnel… C’était la première grosse sortie de Prince – pardon, de 0+> – labélisée NPG Records à ne pas être publié par Warner Bros. Records. Certes, il y avait eu “Exodus”, mais ce n’était pas frontalement un disque de 0+>… Et c’était donc EMI qui avait décroché le Purple Pompon. EMI était encore une major indépendante à l’époque qui, depuis, a été absorbée par… Warner Music, ce qui n’empêche pas “Emancipation” d’être aujourd’hui réédité par Sony Music, tout comme “Chaos And Disorder” (autre ex-opus Warner Bros. Records, et “The Versace Experience – The Prelude 2 Gold”, ex-cassette hors-commerce NPG Records / Warner Bros. Records). Faut suivre hein…
Martin Maqueflaille : À propos de maisons de disques, je me dis qu’EMI n’aurait certainement pas eu le cran de publier un sextuple 33-tours (!) de Prince en 1996… Pourtant, vingt-trois ans après, Sony Music vient de le faire. Et je suis persuadé que malgré un prix élevé (plus de 80 €), les ventes 2019 de cet impressionnant coffret qui sera mis en vente vendredi 13 septembre vont être meilleures qu’elle ne l’auraient été en 1996. Et pourtant, toujours pas le moindre bonus track à l’horizon, ni même un livret savant richement illustré….
Doc Sillon : Tu as sans doute raison pour les ventes 2019. L’objet est assez beau – même si le design et le graphisme d’époque piquent toujours un peu… –, les vinyles marbrés sont comme d’habitude couleur purple et l’impression des six pochettes et des six sous-pochettes est assez soignée. Cela dit, un ami disquaire parisien me soufflait l’autre jour que certains vinylophiles maniaques du son – ce que je ne suis pas, moi le vieux mangeur de CD et jadis de 33-tours – tiquaient sur la qualité des pressages et, donc, du son.
Martin Maqueflaille : On les laissera juges. Personnellement, le simple fait de tenir dans mes mains ce bel objet-disque m’a donné envie de réécouter “Emancipation” d’une seule traite.
Doc Sillon : Quel appétit, quelle volonté ! Alors, mon petit Martin, quel est ton verdict 2019 ?
Martin Maqueflaille : Disons, pour reprendre la terminologie d’un célèbre critique de cinéma, que selon les plages je « consomme », je « consacre » ou je « congratule ». Le premier disque est à mon avis le plus homogène, le plus funky, le seul des trois qui aurait pu vivre sa vie solo, en CD simple – ou en presque-double vinyle… Je me souviens qu’en 1996, lors de ma toute première écoute, le son d’ensemble m’avait glacé le sang, je ne goûtais guère ces beats métalliques, ce son aluminium-papier mâché-R&B so nineties, ce manque de chair, de sensualité, de chaleur, ces additional vox un peu forcées… Et puis il n’y avait aucun titre qui surnageait, pas de hit record à l’horizon, ce qui m’inquiétait un peu : Prince était-il encore vraiment inspiré ? Vraiment capable de changer la donne ? D’inventer de la musique à la fois populaire et inouïe, comme, en gros, entre 1981 et 1986 ? Mais avec le temps, j’ai fini par passer outre ces réserves et m’attacher durablement à Right Back In My Arms, Get Yo Groove On (citer D’Angelo et Stevie Wonder dans la même chanson, trop fort !), la reprise – une première – de Betcha By Golly Wow ! des Stylistics (j’aurais préféré qu’il reprenne People Make The World Go Round, mais bon…), White Mansion, Damned If Eye Do et, encore une autre reprise, Eye Can’t Make You Love Me de Bonnie Raitt. Presque tout le disque en fait ! Car en y songeant, j’aime beaucoup Mr. Happy et In This Bed I Scream aussi. Seuls Courtin’ Time, un Delirious-bis forcément moins fort, et We Gets Up, un peu téléphoné (quoique non sans charme aussi, tout bien réfléchi), me poussent parfois, mais pas toujours, à zapper.
Doc Sillon : Et les deux autres disques, tu en penses quoi avec le recul ?
Martin Maqueflaille : Je dois avouer que plus le temps passe, plus je les réévalue à la hausse. Là encore, ce n’était pas gagné lors des premières écoutes ! Je m’y perdais, j’avais du mal à rester concentré, c’était trop copieux, tous ces morceaux à la carte, j’aurais préféré un menu, une formule un peu plus light. Mais voilà, depuis que notre Artist en mouvement perpétuel s’est figé dans l’éternité, et sa musique avec, on n’est plus obligé de suivre son rythme infernal. On peut enfin, même si cela nous attriste profondément, prendre le temps et le pouls de chaque album sans craindre l’une de ces énièmes volte-faces artistiques qui le rendrait trop vite obsolète. Ainsi, on réalise aujourd’hui, et sans doute mieux que jamais, que les CD II et III d’“Emancipation” contiennent nombre de ces perles rares – peu connues du “grand” public – qui font la richesse sans égal de l’hallucinante discographie de Prince. Il m’arrive ainsi souvent d’enchaîner, via quelques playlist intime, Joint 2 Joint, Friend, Lover, Sister, Moher/Wife – extraits du CD II, le moins riche des trois malgré tout –, Face Down, Style (une merveille : « Style is puppy breat, style is no fear of death, style is when all black men are free »), Sleep Around, My Computer (Kate, we love U !) et le somptueux The Love We Make.
Doc Sillon : Comme je te comprends. J’ajouterai qu’en réécoutant “Emancipation” tout en manipulant tout à tour les six vinyles du coffret Sony Music, on passe d’un film pensé à l’origine comme une superproduction de trois heures à quelque chose qui ressemblerait plus à une mini-série en six épisodes, de la même longueur, mais qui nous force à nous attarder plus précisément sur telle ou telle chanson, tu ne trouves pas ?
Martin Maqueflaille : Exactement. Hey Doc, vous imaginez s’il avaient, comme ça, dans un accès de folie éditoriale, décidé de ressortir “Emancipation” en coffret 45-tours, comme le chef-d’œuvre de J Dilla, “Donuts” ? Ah ah ah ! On serait devenus fous !
COFFRET “Emancipation” (6 LP NPG Records / Sony Music, dans les bacs le 13 septembre).
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